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Pour cet été l'Amicale est fermée du vendredi 7 juillet au lundi 28 aout 2023.

Les mails, le téléphone et le courrier sont relevés normalement.

Passez un bon été, restez au frais.

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Danser sur les vagues

Ce 4e opus de Marie-José ABLANCOURT, épouse d'un membre de l'amicale et une des rédactrices dans notre bulletin, peut être acheté soit sur : www.edilivre.com

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La France Mutualiste

Prochaine permanence de France Mutualiste à l'Amicale mardi 19 septembre 2023.
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Monsieur Jean RIGUET

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Nous sommes en 1920. La France est de nouveau en paix, mais certaines plaies ne se refermeront jamais..

En hommage aux poilus de la Grande Guerre et à ceux "de l'arrière"

« Allez, viens Albertine, il faut rentrer, la nuit va bientôt tomber. Il ne viendra plus maintenant, c’est trop tard ».
Très doucement, délicatement, avec beaucoup de tendresse, Louison prit sa fille par la main, l’aida à se lever de ce banc où elle était assise depuis le matin, pour la reconduire jusqu’à leur maison, au milieu du village. Elle la suivait sans un mot, les yeux perdus dans le vague, perdus dans un passé plein d’images qu’elle seule pouvait voir.
Cette guerre atroce, que l’on nommerait plus tard la « Grande Guerre » était finie depuis deux ans. Louison dans sa sagesse de femme simple se disait que toutes les
guerres sont "grandes" pour ceux qui les font et qui les subissent, grandes par la douleur et l’horreur, qu’il n’y en a pas de "petites" et que c’était mésestimer leur souffrance que d’user de ces qualificatifs méprisants.
Tous les jours depuis ces vingt-quatre mois, par tous les temps, qu’il pleuve ou qu’il vente, Albertine, à pas hésitants, comme ceux de la grande malade qu’elle était devenue, se rendait à la sortie du village, enveloppée dans le châle que sa mère lui posait précautionneusement sur les épaules. Les jours de très grands froids Louison était forcée de fermer la porte de la maison à clé. « Tu vas attraper la mort, ma pauvre enfant, il ne viendra pas par ce froid, tu le sais bien, demain peut-être ? ». Alors Albertine criait, tapait contre cette porte close, pleine d’une rage surprenante pour ce corps si frêle et qui finissait immanquablement par des sanglots qui la laissaient épuisée et elle s’endormait enfin comme un petit enfant, mais un enfant de vingt-deux ans...
Les voisins compatissants disaient que cette pauvre Louison n’avait vraiment pas de chance, une femme si gentille et si serviable. La guerre lui avait volé Myrtil, son mari et aussi Toine son fils unique, et maintenant Albertine qui avait perdu la tête de chagrin, à cause de cette saleté de guerre. Ça faisait pitié de l’entendre hurler comme un animal pris au piège !
Quand la guerre a éclaté, Albertine n’avait que seize ans. Comme la plupart des filles de son village, les travaux des champs et de la maison occupaient l’essentiel de ses journées. Elle avait appris à broder, coudre. Très douée pour inventer de jolis motifs fleuris qui ornaient les parures des trousseaux des jeunes mariés qu’elle faisait entremêlés de belles initiales en rêvant qu’un jour ce serait son tour !
L’école, elle l’avait quittée à onze ans, elle savait lire, écrire, compter suffisamment pour être une bonne épouse et une bonne mère. Elle n’avait pas d’autre ambition. Son père était le maréchal ferrant du village et tous les paysans des alentours venaient chez lui faire ferrer leurs chevaux. Il les connaissait tous et savait la particularité de chaque sabot. Un cheval mal chaussé souffrirait et ne travaillerait plus. Elle aimait beaucoup le bruit que son marteau faisait sur le fer rougeoyant qui se tordait sous les coups et le petit son métallique quand il rebondissait sur l’enclume, et les petits éclats de feu qui sautaient. Elle se mettait dans un coin de la forge et regardait avec admiration son père qui suait sous l’effort mais qui y prenait un plaisir évident. Et puis on était bien au chaud l’hiver, l’été c’était une autre histoire !
Louison "faisait des ménages" selon l’expression consacrée et Toine, son frère, de deux ans son aîné, travaillait à la "Ferme du point du jour" dans le village à côté. Une vie simple, sans prétention mais heureuse. Ils n’étaient pas riches mais la vie à la campagne présentait quelques avantages, on pouvait cultiver ses légumes et avoir des poules, des lapins, des canards...

*****

Lorsque le tocsin sonna à tous les clochers de France en ce jour funeste du 4 août 1914, personne ne fut vraiment surpris, les rumeurs de guerre grondaient depuis quelques mois et les politiques avaient pris les devants en expliquant que ce serait « l’affaire de quelques semaines, au plus de quelques mois et que tout serait réglé ». C’est donc presque dans une ambiance de fête, fanfare en tête, que tous les villageois dont Louison et Albertine, virent partir "leurs hommes".
Sur le quai de la petite gare d’Aubignac, on agita les mouchoirs après des embrassades émues, des promesses de s’attendre, de revenir vite pour reprendre le cours de sa vie comme après une parenthèse imprévue. On avait bien remarqué qu’Albertine s’était attardée un peu plus que la bienséance ne l’autorisait, dans les bras d’Emile, le fils des Courtois, de la ferme du point du jour, l’ami de son frère Toine, mais on mit ces effusions sur le compte d’une trop grande émotion, et Emile avait 20 ans et on le disait promis à Madeleine....
La vie s’organisa sans les hommes qu’il fallut remplacer aux champs. Ils étaient partis à la pire des périodes, celle des moissons, des récoltes. Ceux qui étaient restés étaient soit trop âgés soit trop jeunes pour ces travaux durs, alors les femmes lâchèrent leurs aiguilles et partirent dans les champs.
Très vite, les gendarmes vinrent au village frapper aux portes pour annoncer, à qui la mort d’un fils, d’un frère ou d’un mari. Lorsqu’on les voyait de loin, les cœurs battaient trop fort et la peur serrait les ventres, on se sentait presque lâchement soulagés quand c’était chez les voisins que leurs pas les menaient. Toujours le même discours : « Le soldat Dupont est mort au champ d’honneur, en combattant bravement pour sa patrie, vous pouvez être fiers de lui ! ». Malheureuses familles qui ne retenaient de toutes ces paroles sensées les consoler que plus jamais leur enfant, leur père, ne reviendrait, qu’il faudrait vivre sans lui, survivre souvent avec de maigres revenus.
La première fois que les gendarmes sont venus frapper chez Louison, en plein hiver 1914, c’était pour lui annoncer la mort de Toine à la bataille de Champagne. On ne lui donna que sa plaque en métal avec son nom et son numéro de matricule, tout ce qui restait de lui qu’un obus avait disloqué et qui reposerait éternellement là-bas, si loin et de chez eux, enfoui dans cette terre gorgée du sang de ses martyrs.
Louison avait pleuré, sangloté des jours entiers pour évacuer sa douleur. Albertine avait serré les dents, se murant dans un silence pesant et intolérable. Contrairement à sa mère, elle refusa désormais d’aller à l’église, pleine de haine contre ce Dieu que l’on disait de Miséricorde et qui lui avait pris son presque jumeau. Louison priait pour son Myrtil : « Rendez-le moi Seigneur, vous m’avez déjà pris mon fils, j’ai assez payé, vous ne pensez pas ? Je vous en prie ! » Payer ? Mais pour quoi ? Quelle est notre faute, se demandait Albertine ?
Myrtil partit pourtant rejoindre Toine quelques semaines plus tard au début d’un printemps déjà chaud. On leur rendit son corps dans un simple cercueil de bois brut sans
qu’elles puissent le voir ni être certaines que c’était bien lui qu’elles enterraient dans la tombe familiale. Peu importe, elles auraient quelqu’un devant qui se recueillir, à
fleurir et à pleurer...
C’est Louison qui cette fois-là se referma comme une huître et Albertine qui pleura jusqu’à ce qu’elle n’ait plus assez de larmes et refusa de sortir de la maison pendant
plus d’un mois. Elle était brisée de l’intérieur sans espoir de recoller un jour les morceaux. Elle qui ne parlait déjà presque plus, devint muette définitivement. Elle marchait, mangeait peu, dormait encore moins, vaquait aux occupations journalières comme un automate. Le docteur du village dit à Louison que sa fille avait besoin de temps pour se remettre et qu’il ne fallait pas la brusquer. Cela pouvait être long, très long... Ce qui arriva par la suite, le bon docteur ne pouvait pas le prévoir, ni personne d’ailleurs.
De clochers en clochers, l’annonce des morts innombrables se répandait comme une traînée de poudre, semant chagrin et douleur. Louison revint de la messe, un dimanche, en annonçant que Emile, le fils des Courtois de "la ferme du point du jour" était mort comme Toine, un obus, lui aussi. Il n’y aurait qu’une messe mais pas de cercueil. Albertine devint blanche comme un linge séché au soleil, elle vacilla, s’appuya contre la table mise pour le maigre repas dominical et s’écroula, tassée sur elle-même, repliée sur son propre corps, la tête sur les genoux avec un hurlement de bête blessée sorti du fond de ses entrailles et que l’on entendit jusqu’à l’autre bout du village.
Dans la nuit même, un sang noir s’écoula de son ventre, entre ses jambes et elle perdit le petit qu’elle avait si bien caché, que personne n’avait vu qu’elle l’attendait, le fils d’Emile, conçu la veille de son départ. Il aurait pu vivre, ce petit bébé, s’il était né un mois plus tard, ou s’il avait été plus gros ou s’il l’avait décidé. Louison avait entendu dire que certains prêtres baptisaient ces petits mort-nés pour leur éviter de passer l’éternité dans les limbes. Mais Monsieur le curé refusa tout net. Cet enfant n'avait-il pas été conçu hors mariage ? Alors Louison en pleurs, prit un peu d’eau dans sa main et la versa sur la tête de leur petit mort : « Je te baptise, Jean, Toine, Myrtil, Emile, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. »
La nuit venue, alors qu’Albertine épuisée, avait fini par s’endormir, Louison prit le petit corps enveloppé dans une couverture et s’en alla munie d’une pelle, "au carré des
Anges", au fond du cimetière et elle déposa Jean dans un trou, en pleine terre sans croix ni nom. « Repose en paix dans la vie éternelle, mon tout petit, mon ange ! »

*****

Les années passèrent, 1915. 1916 à l’hiver terrible qui gela toutes les réserves, affamant les villageois. 1917 et son été si chaud que le foin s’embrasait tout seul dans les granges. La vie continuait. Quelques soldats étaient revenus, estropiés, gazés, mutilés mais vivants, enfin en apparence, car au-dedans ils étaient aussi morts que ceux restés sur les champs de bataille. On se mariait, on faisait des enfants, on survivait le mieux possible...
Louison ne parlait jamais à Albertine de leurs défunts. Celle-ci sans être vraiment folle avait perdu la raison. Rien ne la faisait vibrer ni réagir, pas même ce jeune homme du village voisin qui la trouvait bien jolie et aurait aimé la courtiser. Ses mains brodaient machinalement les motifs fleuris mais cela ne la faisait plus rêver.
Leurs vies auraient pu continuer ainsi sans ce jour de juin 1918 où le facteur déposa dans leur boîte, cette lettre salie et jaunie.
Elle venait du Front, couverte de tampons et barrée d’inscriptions manuscrites, adressée à Albertine Dupont. D’une plume malhabile, Emile lui racontait sans trop de détails scabreux pour ne pas l’effrayer, les tranchées, le bruit des obus qui éclatent et percent les tympans, le manque d’hygiène et de nourriture. Il avait vu Toine une fois, il avait l’air d’aller aussi bien que possible. Il lui disait « Albertine, je t’aime mon amour et je serai bientôt de retour, je te le promets, attends-moi ! »
Louison avait beau dire à Albertine que cette lettre, il l’avait écrite au début de la guerre en janvier 1915, peu de mois avant sa mort. Pour une raison inconnue, sa lettre s’était perdue et avait erré de vaguemestre en vaguemestre, au gré des champs de batailles, passant d’une main à l’autre, comme un oiseau égaré. Plus de trois ans, il avait fallu pour qu’Albertine la lise et dans son esprit malade, il l’avait envoyée hier, elle en était sûre ...
Elle ne voulait pas en démordre. Il lui disait qu’il allait revenir, qu’il demanderait sa main à ses parents, qu’ils feraient une grande fête tous réunis, Myrtil, Toine, les amis, qu’ils auraient des enfants, blonds comme elle, aux yeux verts comme lui. Elle le savait, il fallait qu’elle l’attende, tous les jours, sans manquer une seule journée.
Elle décida que le meilleur endroit pour le voir arriver, c’était à l’entrée du village, à la croisée des quatre chemins qui menaient aux quatre villages voisins. Elle ne pourrait pas le manquer, elle le verrait de loin, d'où qu’il vienne. Elle s’installait sur ce banc sous les arbres et restait là, immobile, le regard balayant inlassablement, l’un après l’autre, les chemins. Qu’un promeneur se profile au loin, c’était lui, Emile, et elle se levait pleine d’espoir, prête à courir pour se jeter dans ses bras ! Mais ce n’était jamais lui et elle retombait dans sa torpeur. Elle s’enfonçait inexorablement dans la folie, mais étrangement, elle avait l’air moins malheureuse puisqu’elle avait un but et qu’elle vivait pour Emile.
Tous les soirs depuis deux ans, Louison allait la chercher, elle faisait le repas, une soupe le plus souvent, elle l’aidait à se coucher et Albertine s’endormait un sourire aux lèvres, la lettre d’Emile, chiffonnée à force d’être lue et embrassée, bien cachée sous son oreiller.

De Marie-José Ablancourt