Article paru dans "La Charte" 2 2025 et reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur, Claude Ascensi. Gr 67 : Section fédérale André-Maginot Tours Val-de-Loire Indre-et-Loire.

En décembre 1959, les occasions de quitter Alger pour aller faire du tourisme dans le bled étaient rares et parfois dangereuses. Pour les étudiants, il existait toutefois un moyen original, à condition d'accepter quelques risques. En effet, le ministère des Armées avait mis en place un dispositif permettant aux jeunes gens volontaires d'aller voir sur place comment se passait la "pacification". L'idée était de faire connaître le rôle réel de l'armée sur le terrain afin que les bénéficiaires de ces voyages puissent ensuite témoigner de ce qu'ils avaient vu et corrigent ainsi, dans l'opinion publique, les clichés complaisamment colportés par une certaine presse. Les voyages étaient organisés par la commission Armées-Jeunesse auprès de laquelle il suffisait de s'inscrire et de faire une demande.
Comme on l'imagine, les candidats n'étaient pas très nombreux... J'étais alors lycéen et me destinais à préparer Saint-Cyr. L'envie me démangeait d'aller voir ce qui se passait dans le bled et la manière dont vivaient les unités. Les militaires que nous voyions en abondance à Alger étaient chargés d'assurer la sécurité dans les villes, mais leur mission urbaine ne pouvait en rien se comparer aux opérations qui se déroulaient ailleurs.
Avec mon ami Michel, alors que nous étions tous deux en classe de philo, nous décidons de nous inscrire pour un séjour "découverte" pendant les vacances de Noël. Le 26 décembre au petit matin, nous voilà donc au point de rendez-vous, à la gare routière, sur les quais d'Alger. Là se constituaient les convois destinés aux localités situées en zone d'insécurité. Ces convois bénéficiaient d'une escorte militaire et devaient rester groupés jusqu'au point de destination.
Sur tous les GMC présents, un seul était réservé à Armée-Jeunesse. ll faut dire que nous n'étions que cinq volontaires dont une jeune fille venue de métropole dont je me demande encore comment elle avait pu échouer là. Avant le départ, le chef de convoi nous annonce notre destination : Palestro. Un léger malaise nous envahit : Palestro était un nom maudit depuis que, le 18 mai 1956, une section complète du 9ème Régiment d'infanterie Coloniale était tombée dans une embuscade au cours de laquelle vingt hommes avaient été massacrés dans des conditions horribles.
Depuis, la route qui menait à Palestro, serpentant dans des gorges aussi profondes que sauvages, était interdite à la circulation, exception faite des convois militaires. Des tours de guet étaient installées tous les deux à trois kilomètres, abritant un poste de trois hommes disposant d'une mitrailleuse, chargés de surveiller les portions de route traversant leur secteur.
La traversée des gorges s'était effectuée sans encombre quand le convoi s'arrêta à l'entrée du village de Palestro. Sans autre forme de procès, le chef de convoi nous demande alors de descendre et d'attendre l'arrivée de la patrouille qui doit nous conduire à notre unité d'accueil. Le convoi redémarre et nous laisse là tous les deux, un peu désemparés, avec nos sacs à nos pieds, au milieu d'une population arabe indifférente. Heureusement, l'attente n'est pas trop longue et nous voyons arriver deux jeeps hérissées d'antennes, qui s'arrêtent à notre hauteur. À bord, des soldats casqués, le Pistolet Mitrailleur négligemment posé sur les genoux, grenades et chargeurs aux côtés. Nous voilà dans le bain !
À la tête de la patrouille, un sous-officier énergique et sympathique se présente : « Adjudant Simon. Vous êtes bien les deux jeunes qui venez au régiment ? Embarquez ! ». Et nous voilà repartis en sens inverse, de retour dans les gorges précédemment quittées. En cours de route, l'adjudant nous met au courant : « Nous allons à Beni Amrane, au PC du Bataillon du 137e Rl ».
Le régiment est chargé de la protection du coin. « Vous savez, les gorges de Palestro ont mauvaise réputation, mais il ne s'y passe presque jamais rien, les accidents de la route font plus de morts que les fellaghas ».
À ce moment précis, nous apercevons sur la route, à une centaine de mètres, au pied d'une des tours de surveillance plusieurs véhicules militaires et un fourgon de la gendarmerie. « Regardez, nous dit l'adjudant, en voilà sûrement un qui est tombé dans le ravin ».
Les jeeps s'arrêtent, l'adjudant descend, parlemente quelques instants avec les gendarmes et revient, le visage fermé. « Ce n'était pas un accident. C'est une désertion avec armes et on a deux morts au bataillon ».
En quelques mots, il nous explique que les tours de guet sont occupées en permanence par trois hommes fournis par le 137e Rl. Ils sont relevés toutes les semaines et ne doivent descendre de leur tour qu'exceptionnellement en laissant, en permanence, un guetteur auprès de la mitrailleuse. Dans cette tour s'étaient retrouvés deux soldats métropolitains et un musulman. Ayant reçu des consignes strictes pour le réveillon et le jour de Noël, en raison des possibilités d'attaque surprise, les hommes n'avaient pas bougé de leur poste.
Le 26 au matin, estimant le danger passé, les deux métropolitains étaient descendus se dégourdir les jambes au bord de l'oued, laissant le musulman seul au sommet de la tour. Ce dernier les avait alors froidement abattus avant de s'enfuir avec la mitrailleuse Hotchkiss du poste, son arme et celles de ses deux camarades.
Quelques dizaines de minutes plus tard, nous arrivons à Beni Amrane, au PC du bataillon en pleine agitation. Des postes radio grésillent dans tous les coins, des sous-officiers aboient leurs ordres aux hommes en train de s'équiper, les moteurs de plusieurs véhicules tournent déjà. Nous avons vraiment l'impression d'arriver là comme des chiens dans un jeu de quilles.
Le chef de bataillon nous reçoit de la manière la plus brève qui soit. À Michel, il jette : « Vous, vous partez à la 4e compagnie, montez dans le half-track qui est là-bas et, se tournant vers moi : Vous, vous restez avec l'adjudant Simon ». On ne pouvait faire plus simple... Quelques instants plus tard, je voyais s'ébranler le convoi emmenant vers la 4e compagnie, mon camarade dont seule la tête dépassait du blindage, au milieu de soldats musulmans aux mines pas très rassurantes. Je ne sais pas quels étaient alors ses sentiments, mais j'ai eu l'impression que je ne le reverrai jamais plus.
Accroché aux basques de l'adjudant, je ne savais trop quoi faire et lui, visiblement, avait d'autres chats à fouetter. Au bout de quelques instants, sans doute agacé par ma présence silencieuse, il me demande « Qu'est-ce que tu fais ? Tu veux venir avec nous?» «Ben oui mon adjudant» «Tu sais te servir d'une arme ? » « Heu, oui, un peu, mon adjudant » « Bon, on va te donner une carabine US, tu te colles à moi et tu ne me quittes pas d'une semelle » « Bien, mon adjudant ».
Et me voilà brutalement coiffé d'un casque lourd, de brêlages en toile avec quatre ou cinq chargeurs, armé d'une carabine US et intégré au sein d'une section s'apprêtant à partir à la recherche du déserteur. Il faut dire que le principe de précaution ne s'appliquait pas encore dans nos armées et que la machine administrative militaire, de son côté, n'avait pas pondu les innombrables règlements destinés à décourager toute initiative personnelle. Je n'ose imaginer pareille situation aujourd'hui...
La suite ne mérite pas de développements particuliers. Nous avons parcouru le djebel tout le reste de la journée sans rien trouver d'autre que quelques bergers qui, interrogés par l'adjudant, déclaraient, unanimes, ne rien avoir vu, ne rien avoir entendu. Je pense que le bataillon avait envoyé toutes les sections disponibles dans différentes directions à la recherche de traces ou de renseignements sur le déserteur dont on pouvait penser qu'il n'avait pas agit de sa seule initiative.
Effectivement, j'appris, beaucoup plus tard, qu'une bande rebelle opérant dans le secteur avait rendez-vous avec lui le 25 décembre, jour prévu pour la désertion, mais que la vigilance des hommes ce jour-là avait conduit leur chef à annuler le coup de main. La bande était repartie sans attendre. Le déserteur, sans contact avec les rebelles, avait mis le plan à exécution tout seul le lendemain et s'était retrouvé abandonné lourdement chargé avec les armes dérobées dans la tour. ll s'était donc dissimulé dans la montagne avec son butin, échappant aux premières recherches et attendant des jours meilleurs pour rejoindre la rébellion. Malheureusement pour lui, il fut repéré et abattu quelques jours après mon départ, comme me l'annonça une lettre de l'adjudant Simon.
Le reste de notre séjour se déroula sans autre incident. Au bout de quelques jours, Michel et moi-même permutâmes : je rejoignais la 4e compagnie et lui, le PC du bataillon. Entre temps, j'avais pu participer à la mise en place d'un commando de chasse sur un piton des alentours : déplacement de nuit en GMC, tous feux éteints, par des pistes de montagne et retour au petit matin. Nous avions également assuré le recueil d'un autre commando, rentrant d'une semaine de "nomadisation" dans le djebel. Je ne saurais non plus passer sous silence la fiesta qui s'organisa spontanément dans un des postes de la 4e compagnie, le jour où le convoi de ravitaillement déposa une assistante sociale et une infirmière (1) venues aider le sous-lieutenant chef de poste à résoudre les quelques problèmes administratifs ou médicaux posés à ses hommes.
De retour à Alger après cette dizaine de jours passés en ambiance opérationnelle, nous n'avions qu'une envie : renouveler l'expérience. L'accueil avait été sympathique, les hommes étant surtout intrigués par notre présence, ce qui les conduisait à poser bien des questions auxquelles nous ne savions pas toujours répondre. Je pense qu'ils étaient surtout heureux qu'on s'intéresse à eux. Sagement, le commandant du bataillon nous avait fait partager successivement la vie des hommes du rang, des sous-officiers et des officiers – lesquels étaient très peu nombreux – et nous avait affectés alternativement au PC du Bataillon et dans une compagnie de combat. Nous avions eu le temps également de visiter les douars les plus proches et de rencontrer l'officier chef de la SAS (2) locale qui nous avait expliqué son rôle avec une passion communicative.
Au retour, nous pensions faire bien des envieux mais ce ne fut pas le cas puisqu'à l'expédition suivante, aux vacances de Pâques, nous n'étions pas plus nombreux.
Mais c'est là une autre histoire.
(1) Appartenant sans doute aux Équipes Médico-Sociales Itinérantes (EMSI) constituées de courageuses femmes qui parcouraient le bled pour apporter leur aide aux populations et aux postes militaires isolés. Plusieurs d'entre elles payèrent de leur vie cet engagement au service des autres.
(2) Section Administrative Spécialisée : petite unité implantée localement, chargée de la scolarisation, de l'assistance médicale et de l'aide aux populations. Comportait généralement un officier, chef de SAS, un médecin, une infirmière, un instituteur et quelques moghaznis pour leur protection. Il y eut plus de 700 SAS en Algerie, passées totalement sous silence aujourd'hui. 73 officiers et 612 moghaznis y laissèrent leur vie.
NdlR : Les Moghaznis, membres des Sections administratives spécialisées assurent la protection de la population et des infrastructures administratives, socio-éducatives, et économiques.
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